Éclairant un pan totalement méconnu de la guerre d’Algérie, Nicolas Pas propose un premier aperçu sur la perception du conflit aux Pays-Bas, où silence gouvernemental et engagements pro-algérien, voire pro-FLN, se côtoyèrent.
Un an avant sa mort, Ton Regtien, figure de proue du mouvement étudiant néerlandais des années 1960, publia ses mémoires sous le titre Springtij (raz-de-marée) relatant son parcours de militant. Les premières pages du livre sont consacrées à la guerre d’Algérie. Regtien explique les raisons de son engagement par une expérience vécue pendant les vacances d’été en 1956 à Paris. Arrivé dans la capitale française en juillet, il passait les nuits dans les tribunes du stade de Malakoff et la journée aux Halles, où il gagnait tout juste l’argent nécessaire pour vivre. Il rencontra un jeune Algérien qui, pendant de longues promenades le long de la Seine, lui révéla la guerre d’Algérie. Un soir, près de la gare d’Austerlitz, une voiture s’arrêta, des policiers en descendirent et forcèrent l’Algérien à y monter. La voiture disparue dans la nuit, Regtien se retrouva seul et stupéfait sur le macadam. C’est ainsi, comme il l’écrivit plus de trente ans après, qu’il rencontra « le champ de bataille de la décolonisation ». Cette expérience, quelque peu dramatisée rétrospectivement, mais non moins percutante, aurait déterminé « dans une large mesure » sa vie de militant qui, à 17 ans, venait de commencer.
Regtien ne fut pas l’unique Néerlandais pour qui la guerre d’Algérie fut une des étincelles à l’origine du mouvement contestataire des années 1960. Au-delà de certains itinéraires personnels, la guerre d’Algérie a laissé des traces aux Pays-Bas ; traces faibles, certes, mais néanmoins réelles, même si la guerre était pour l’immense majorité de la population et pour le gouvernement une affaire française. La perception de la guerre d’Algérie aux Pays-Bas peut être étudiée suivant trois phases : de 1954 à 1957, le conflit franco-algérien passa largement inaperçu ; à partir de 1957, des articles dans la presse pacifiste et d’extrême gauche témoignent d’une prise de conscience graduelle ; enfin, à partir de 1959, une mobilisation accrue est repérable, avec la mise sur pied de comités visant à secouer l’opinion publique et s’organisant pour aider matériellement les réfugiés algériens. Dans cette phase également, un réseau international et clandestin soutenait politiquement et militairement le FLN.
Le silence du gouvernement néerlandais
Pendant toute la période 1954-1962, le gouvernement de La Haye a gardé le silence sur la guerre en Algérie. Dans sa politique étrangère, en effet, la Hollande se montrait une alliée fidèle de l’OTAN et, faisant partie de l’Europe des Six, une alliée de la France. Si le ministre des Affaires étrangères depuis 1956, Joseph Luns, évoquait la France, c’était pour chanter les louanges des relations culturelles, ô combien anciennes et profondes entre les deux pays, et pour souligner à quel point les relations bilatérales étaient excellentes et empreintes de confiance réciproque. Ajoutons que l’agenda politique de cette personnalité conservatrice et catholique (appartenant au KVP, le Katholieke Volks Partij, le parti catholique populaire) était déterminé par la difficile relation qu’entretenait la Hollande avec l’Indonésie indépendante sur la question de la Nouvelle-Guinée. Pour de pures raisons de prestige, Luns tenait beaucoup à cette dernière terre de l’ancien empire néerlandais en Extrême-Orient. Même s’il l’avait voulu, Luns n’aurait pas pu critiquer officiellement la politique française en Afrique du Nord.
Tout au long du conflit, le gouvernement néerlandais dédaigna de formuler une protestation officielle concernant la politique française en Algérie. De 1946 à 1958, le pays fut gouverné par une grande coalition du centre, de tendance catholique-social-démocrate (le KVP allié au PvdA, Partij van de Arbeid, le parti travailliste), dirigée par le Premier ministre social-démocrate Willem Drees. Le parti catholique et le parti social-démocrate étaient les deux formations politiques les plus importantes, occupant les deux tiers des sièges au Parlement (sur 150 sièges à partir de 1956). Les élections de mars 1959 eurent beau changer considérablement le champ politique néerlandais, la politique néerlandaise ne changea point. Le PvdA perdit et, sur la droite, le parti libéral VVD (Volkspartij voor Vrijheid en Democratie, parti populaire pour la liberté et la démocratie) gagna et se manifesta comme troisième force sur l’échiquier politique. Une nouvelle coalition centre-droite s’installa, de tendance catholique-protestante-libérale, avec un Premier ministre catholique : Jan de Quay.
Sur l’Algérie, les partis du centre et de la droite se taisaient. Les partis de la gauche et de l’extrême gauche essayaient de se manifester sur tout thème relatif à la décolonisation, mais ils se trouvaient dans l’opposition et complètement en marge des grandes forces politiques. Le parti communiste néerlandais, le CPN (Communistische Partij Nederland), avait bel et bien connu un essor au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (10 sièges sur 100), mais il n’avait jamais réussi à occuper une place prépondérante dans le champ politique ou dans le champ intellectuel et culturel contrairement au parti communiste français. Dans les années 1950, le CPN, très orienté vers Moscou, était en perte de vitesse (7 sièges sur 150 en 1956). La Hollande était l’un des alliés les plus fidèles des États-Unis, fortement ancrée dans les alliances de l’ouest et dans sa politique étrangère, très atlantiste. L’invasion de la Hongrie en 1956, approuvée par les cadres staliniens du CPN, suscita une vague d’indignation dans le pays entier. À Amsterdam une émeute mit à sac le quartier général du parti. Après Budapest, le CPN déclina davantage (3 sièges en 1959).
Il s’en était fallu de peu que pendant les élections de 1959 le CPN fut dépassé par une nouvelle formation, qui tentait de promouvoir une politique cohérente anticolonialiste : le PSP (Pacifistisch Socialistische Partij, parti pacifiste socialiste). Le PSP se voulait la petite gauche au secours de la grande gauche traditionnelle, communiste et social-démocrate. En 1959, ces avocats de la troisième voie faisaient leur apparition à l’Assemblée avec deux sièges. Quand l’affaire algérienne était mentionnée, à l’Assemblée et au Sénat, c’était surtout à cause des députés et sénateurs du PSP, d’une poignée de communistes et de quelques personnalités sociale-démocrates qui représentaient l’aile gauche de leur parti. Avec le CPN marginalisé, le PSP fut la seule formation politique à s’opposer systématiquement à toute tendance colonialiste. En décembre 1960, la direction générale du parti condamna la politique française en Algérie. Cependant ni le CPN ni le PSP n’arrivaient à s’imposer politiquement parlant, puisqu’ils ne représentaient que 5 sièges sur 150 à l’Assemblée. Tout au long des années 1954-1962, le problème algérien resta une affaire marginale de la politique néerlandaise.
Même si le gouvernement, à en croire en 1958 le Premier ministre Willem Drees (social-démocrate), suivait « avec beaucoup d’intérêt les événements français», il ne s’exprima jamais dessus. Jusqu’à l’automne 1958, la seule trace du conflit algérien dans les comptes rendus du Parlement (et du Sénat) est due à l’ancien Premier ministre et personnalité social-démocrate Willem Schermerhorn, dans un débat au Sénat sur les rapports entre l’Ouest et le monde africain. En mai 1956, il avait exprimé son regret devant le développement des événements d’Algérie. « L’étalage de force militaire » lui inspirait de la répulsion, d’autant plus que l’enlisement militaire et politique se produisait sous le gouvernement du socialiste Guy Mollet. Schermerhorn établissait une comparaison avec la responsabilité des sociaux-démocrates néerlandais face au mouvement indépendantiste indonésien dans les années 1945-1949. Il prévoyait que Mollet, tout comme les socialistes néerlandais avec l’Indonésie en 1946, pourrait contenir ce problème fondamentalement politique par la force militaire mais ne pourrait jamais le résoudre définitivement. Pour Schermerhorn, la guerre d’Algérie était d’autant plus une « situation tragique » qu’étaient présents en Algérie un million de « colons français ». Pour lui, dans cette guerre civile, tout espoir d’« une assimilation et coexistence » entre Algériens musulmans et Français d’Algérie, s’était évaporé à jamais.
Les rares fois où des députés ou sénateurs posèrent des questions perspicaces ou lancèrent des critiques aiguës sur la politique étrangère du gouvernement vis-à-vis du conflit algérien, le ministre Luns leur répondit en termes très généraux ou laissa tout simplement la parole à son secrétaire d’État, Henri van Houten, membre de la droite libérale (VVD). Les rares demandes d’interpellation par différents représentants de la gauche pendant la période 1954-1962 restèrent sans réponses claires ou furent simplement ignorées. Le conflit franco-algérien ne fut jamais à l’ordre du jour de l’Assemblée ou du Sénat ; il n’apparaissait qu’en marge de débats sur les relations internationales, l’OTAN, la relation Ouest-Est, la Communauté européenne ou bien à travers les événements en France métropolitaine.
La déconfiture de la IVe République en mai 1958 fut suivie de près dans la presse et la politique néerlandaises, et au Parlement plusieurs députés exprimèrent leur souci. Le président du groupe parlementaire social-démocrate à l’Assemblée, Jaap Burger, se demanda si « la démocratie française [n’était pas] mise en jeu ». Il signalait que les forces « conservatrices et coloniales » françaises n’avaient pas été vaincues par la voie démocratique, et il se demanda si la nouvelle constitution serait capable de faire face aux « forces réactionnaires». Lorsque, pendant une session parlementaire début décembre 1958, il fut de nouveau question de la situation politique en France, le député et ancien militaire Michael Calmeyer (du parti protestant CHU, Christelijk-Historische Unie, l’union chrétienne historique) se contenta de remarquer que, finalement, le peuple français avait trouvé la force « de tirer du pétrin la IVe République qui s’enlisait, et de réaliser un nouveau début ». À l’encontre de Calmeyer, Barend Biesheuvel (du parti chrétien ARP, Anti-Revolutionaire Partij, le parti antirévolutionnaire) s’interrogea sur les « conséquences politiques » de l’intervention de de Gaulle et exprima son inquiétude vis-à-vis de la situation actuelle en France. Sans surprise, les doutes et critiques les plus véhéments furent formulés par le député communiste Marcus Bakker. Pour celui-ci, le transfert politique de la IVe à la Ve République, initié par le coup d’État par des « fascistes, généraux et parachutistes » à Alger, ne fut rien d’autre qu’un simple « coup de force fasciste ». Bref, la nouvelle république fut décrite comme « du fascisme, et rien d’autre ; la dictature franche d’une bourgeoisie réactionnaire ». Toujours selon Bakker, le référendum sur la nouvelle constitution fut réalisé « de manière hitlérienne » par voie de « terreur, provocation et mensonge».
En 1960, à plusieurs reprises, l’affaire algérienne suscita des débats dans les deux Chambres. En février, juste après la semaine des barricades, la publication dans la presse française du rapport du Comité international de la Croix-Rouge sur la situation en Algérie souleva des questions au sein de la gauche parlementaire. La façon dont le gouvernement répondit aux interpellations est tout à fait significative. Nico van der Veen, pasteur-député du PSP, exprima son inquiétude sur le rapport de la Croix-Rouge et demanda au ministre Luns si celui-ci estimait toujours que le conflit algérien était « une affaire interne à la France » et si la cruauté du conflit était vraiment une chose que « le monde ne regardait pas». La gauche s’indigna pour des raisons aussi bien éthiques (l’horreur de la guerre) qu’humanitaires (les réfugiés algériens au Maroc et en Tunisie). Van der Veen se référait aux rapports sur La Marsa, près de Tunis, et les conditions dans lesquelles y vivaient les réfugiés. Il s’indignait notamment du fait que tout cela se passait sous les yeux d’un pays moderne et civilisé. La France était non seulement considérée comme une alliée des Pays-Bas au sein de traités internationaux, de la Communauté européenne et de l’OTAN, mais également une civilisation historique et exemplaire respectant et défendant les « valeurs occidentales ». Et Van der Veen de s’exclamer : « Voilà notre souci ! Ce n’est pas une affaire française ; ici il y va de toute la civilisation européenne.» Le ministre Luns se taisait et renvoyait vers son porte-parole, Van Houten. Celui-ci soulignait que la question algérienne était et restait « fondamentalement une affaire française ». Le gouvernement avait été informé du contenu des communiqués de presse mais ignorait le contenu exact du rapport. Van Houten soulignait qu’il refusait absolument toute forme de torture. Il ajoutait que, de « l’autre côté » dans le conflit franco-algérien, des faits se seraient produits qui relativisaient peut-être le contenu du rapport. Il termina sa réponse en disant que le gouvernement refusait de s’exprimer sur le contenu du rapport.
Les dernières tentatives de plusieurs sénateurs de gauche d’attirer l’attention du gouvernement sur l’Algérie eurent lieu au cours des débats en décembre 1960 et en mai 1961. L’ancien ministre Henk Vos (social-démocrate) et l’ancienne résistante et sénateur communiste, Annie van Ommeren-Averink, en appelèrent au gouvernement et l’incitèrent à passer d’une attitude passive à une attitude active. Vos exprima le souhait que les Pays-Bas se montrent plus actifs au sein de l’ONU. Van Ommeren demanda au gouvernement de ne plus se taire sur la politique de son « ami et allié le général de Gaulle » et d’examiner la possibilité de démarches au sein de l’OTAN ou de l’ONU qui pourraient mener à un arrêt définitif de cette « guerre d’agression ». Elle suggéra ensuite au gouvernement d’affecter un montant aux camps des réfugiés en Tunisie et au Maroc. Le gouvernement se tut. En mai 1961, le député social-démocrate Maarten de Niet – ancien interné des camps de concentration japonais dans les Indes néerlandaises et opposant farouche à la politique nationaliste de Luns vis-à-vis de la Nouvelle-Guinée – regretta en soupirant que dans quelque alliance liant les Pays-Bas à la France que ce soit, « l’affaire algérienne » ne fût jamais débattue. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères se contenta de remarquer que, bien que les problèmes de l’Angola et du Congo soient régulièrement discutés au sein du Conseil de l’OTAN, la France avait fait savoir de façon claire et nette aux alliés que, sur l’Algérie, elle ne voulait pas de discussion. Ce fut la dernière fois, avant l’indépendance de l’Algérie, où la guerre franco-algérienne fut mentionnée au Sénat néerlandais.
Le silence gouvernemental poussa le journaliste Jean Schalekamp, qui avait vécu à Paris au début des années 1950 et qui travaillait pour l’hebdomadaire de gauche issu de la Résistance Vrij Nederland (Pays-Bas libres), à écrire que le gouvernement néerlandais était l’un des plus stricts dans son effort de minimiser tout soutien moral, informatif, financier à la cause algérienne, comparé à l’Allemagne, l’Italie ou la Grande-Bretagne : « La Hollande fait des courbettes devant la moindre protestation [française] et fait de son mieux pour éviter à une ambassade alliée toute source de grief. »
Une prise de conscience graduelle, 1957-1958
Au gouvernement, l’Algérie ne fut pas plus à l’ordre du jour. Dans la presse et l’opinion publique, non plus, à quelques exceptions près. Une partie de la presse hollandaise suivit le conflit de près dès novembre 1954. Pour le journal libéral de Rotterdam, Nieuwe Rotterdamsche Courant, l’envoyé spécial Jakob Huizinga – fils du célèbre historien néerlandais Johan Huizinga – se rendit à plusieurs reprises en Algérie et réalisa des reportages scrupuleux. Le 18 novembre 1954, Huizinga publia ainsi un article intitulé « L’ombre tombe sur l’Algérie » dans lequel il analysait la géographie du terrain en Algérie. Il prévoyait que la guerre de guérilla pourrait durer longtemps. Quelques mois plus tard, en février 1955, il analysa dans une série de six articles l’arrière-plan socio-économique du conflit. Tout au long de la guerre, Huizinga figura parmi les journalistes néerlandais les mieux informés. Quant aux milieux traditionnellement sensibles à ce genre de conflits, le monde des courants et comités pacifistes, antimilitaristes, chrétiens, libres penseurs, anarchistes et socialistes en marge des grands courants idéologiques, les premières tentatives de réveiller l’opinion publique s’y produisirent au cours de 1957.
En septembre 1957, le Onafhankelijke Contactcommissie voor Vredeswerk (OCV – commission indépendante de contact pour le travail de la paix), coordination regroupant une dizaine d’organisations, publia un bulletin intitulé Terreur over Algerië (terreur sur l’Algérie), diffusé en deux tirages de respectivement 12 000 et 3 000 exemplaires. L’avant-propos était du président du Algemene Nederlandse Vredesactie (ANVA, Action néerlandaise pour la paix), Jan Hendrik van Wijk. Cet ancien résistant, déporté à Dachau, avocat des objecteurs de conscience néerlandais, s’en prenait au faible niveau des informations journalistiques dans son pays : « Dans notre presse nous ne trouvons pas d’informations adéquates sur cette guerre horrible. La plupart des articles sont très courts […]. On réduit les faits que l’on présente à des chiffres, ce qui fait que la réalité à laquelle ils renvoient disparaît dans des statistiques vides. En plus, nos quotidiens se servent de guillemets pour enlever le sens aux horreurs commises. […] Les comités de rédaction qui utilisent les guillemets le font pour faire taire leur conscience. […] Ils ne prennent pas parti. Ils laissent les événements pour ce qu’ils sont.»
Dans ce texte, Van Wijk liait la Seconde Guerre mondiale, la guerre de décolonisation menée par les Néerlandais dans les années 1945-1949 en Indonésie et la guerre de la France en Indochine. Le conflit algérien était pour lui une « guerre totalitaire » puisque personne n’était épargné : « Cette guerre est bien ce que l’humanité nous montre de pire dans la destruction sans scrupules des personnes et des droits de l’Homme. Ces méthodes d’extermination ont été introduites par les Allemands contre les Juifs. Les Néerlandais les ont pratiquées en Indonésie, les Français en Indochine. Mais c’est en Algérie que le mépris des droits de l’Homme atteint son comble. Ici les opérations se déroulent en grande partie comme des crimes de guerre qui, aussi bien dans les traités de 1907 et 1929 que dans la charte de Nuremberg, ont été mis hors la loi par le droit de la guerre».
Le but de cette publication était de révéler des faits et de réveiller l’opinion publique néerlandaise pour que, selon Van Wijk, personne ne puisse dire comme les Allemands à propos des atrocités commises par le régime hitlérien : « Wir haben es nicht gewusst. » Van Wijk espérait aussi soutenir la « conscience humaine en France » et espérait également qu’« une opinion mondiale et positive » se constitue qui contribuerait à mettre fin à la guerre. La guerre d’Algérie était très nettement décrite avec un vocabulaire inspiré des références de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre de décolonisation néerlando-indonésienne. De plus l’opposition néerlandaise naissante employait le même registre que l’opposition française à la guerre. Pour compléter ce dossier sur la justice en Algérie, les camps d’internement, la torture et le sort des Algériens résidant en France, le comité rédacteur puisait largement dans la presse française (Le Monde, Témoignage chrétien, La Nouvelle Gauche, L’Express, France-Observateur, Demain et Esprit) et se documentait à travers des livres comme Le Dossier Jean Müller, Des rappelés témoignent, Contre la torture, Lieutenant en Algérie et Tragédie algérienne.
La publication de l’OCV fut une première ; l’inquiétude envers les événements en Afrique du Nord restait confinée aux cercles pacifistes, aux marges de la société. Mais la crise dans laquelle la République française tomba en mai 1958 allait augmenter considérablement l’attention portée à cette guerre dans la presse et dans l’opinion publique néerlandaises. C’est alors que parurent les premières traductions d’ouvrages édités par de petites maisons d’édition, tels que Lieutenant en Algérie de Jean-Jacques Servan-Schreiber et surtout La Question d’Henri Alleg dont l’audience française avait été grande. Signalons également une première publication en néerlandais, intitulé Algerie… oorlog of overleg ? (l’Algérie… guerre ou réflexion ?). Ce petit livre était la transcription d’une conférence prononcée par un membre de l’Institut pédagogique IVIO aussitôt après les événements de mai 1958. Il se voulait avant tout un commentaire sur l’histoire de l’Algérie et se terminait par un appel à plus de réflexion sur ce conflit.
Vers une mobilisation croissante, 1959-1961
L’essor de l’intérêt néerlandais pour le conflit algérien date des années 1959 à 1961. Avec l’installation de la Ve République, l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle et l’aggravation de la crise algérienne dont témoignait la vague d’attentats du FLN commis en France à l’automne 1958, l’intérêt des Pays-Bas s’accrut. Sans qu’une large mobilisation de l’opinion publique eût lieu, les médias commencèrent à consacrer plus de place à la guerre. De plus en plus de traductions de textes français parurent ainsi que des études en néerlandais sur la crise. En outre, une institutionnalisation croissante de l’aide pratique et des informations sur le conflit faisait son chemin. Certains cercles dans le monde intellectuel et étudiant commencèrent à s’interroger sérieusement sur ce qui se passait en Afrique du Nord. Des militants de gauche, notamment le réseau trotskiste néerlandais, fut de plus en plus directement impliqué dans les actions des porteurs de valises français. Cet engagement, qui prit plusieurs formes, s’explique par des raisons politiques et éthiques. L’intelligentsia néerlandaise était encore fortement imprégnée de la culture française. Pour une frange des intellectuels, la France était le représentant éthique, voire l’icône historique des valeurs de l’Occident. Leur engagement s’explique par le fait qu’ils estimaient que ces références se compromettaient de plus en plus sur un plan moral et humain.
Après que l’ONU avait déclaré l’année 1959 « l’année mondiale des réfugiés », la chaîne télévisée protestante VPRO, présidée par le pasteur Nieuwenhuis, décida de porter son attention sur ce thème. En novembre, le VPRO diffusait un reportage intitulé « Redt een kind » (sauvez un enfant) sur les camps de réfugiés algériens au Maroc. Ce reportage était réalisé sur place avec la collaboration de Simon Vinkenoog, ancien collaborateur de l’Unesco à Paris, poète et journaliste de l’hebdomadaire Haagse Post. En décembre suivit un gala, diffusé en direct de la salle de concert d’Amsterdam par la radio et la télévision, auquel participaient de nombreux artistes et comédiens néerlandais, et dans lequel la ministre de la Culture, des Loisirs et des Œuvres sociales, Marga Klompé, souligna l’importance de cette action. « Redt een Kind » récolta plus de 100 000 florins (45 000 euros actuels), succès considérable à une époque où la télévision avait juste commencé sa pénétration dans les foyers néerlandais.
Un peu partout dans le pays, à partir de l’été 1959, des actions éparses se développèrent, dans le but d’aider les réfugiés algériens. Des Néerlandais se trouvèrent en situation d’accomplir un geste, motivés qu’ils étaient par le désir de secourir des gens en difficultés, dans un mélange de réflexes humanitaires et de réactions morales. Souvent ce genre d’actions était stimulé par les différentes sections des mouvements de la paix et du PSP. Après que l’organisation humanitaire Service civil international eut ouvert en mars 1959 une maison d’enfants à La Marsa, près de Tunis, la section néerlandaise commença à ramasser des fonds. À Amsterdam un Comité Hulp Algerijnse Vluchtelingenfut constitué, regroupant plusieurs organisations qui travaillaient parallèlement à la Croix-Rouge. Dans le bulletin De Derde Weg le comité lança un premier appel pour aider les réfugiés algériens. À part le don de vêtements et des donations, il était aussi possible d’adopter financièrement un enfant algérien, lui garantissant ainsi des vivres, un logement et des vêtements.
En province aussi, des comités furent constitués. En septembre 1959, à Hoogkerk, dans la province de Groningen, naquit l’initiative d’un Groninger Hulp-comité voor Algerijnse Vluchtelingen (comité de Groningue pour l’aide aux réfugiés algériens), animé par Ingeborg van der Wal-Svensson et une poignée de volontaires, qui s’efforçaient de centraliser l’aide dans le nord du pays. Ce comité, issu de l’organisation pacifiste De Derde Weg, continua ses efforts jusqu’en 1962. Il rassemblait vêtements, jeux et nourritures. À la suite d’une première publicité placée en juillet-août et septembre 1960 dans différents quotidiens et mensuels, le comité reçut des dizaines de lettres, cartes postales et paquets des quatre coins de la Hollande et de la Belgique. Le 5 février 1960, fut organisée une soirée d’information, intitulée « Leven en dood in Noord-Afrika » (vie et mort en Afrique du Nord). Jan Hendrik van Wijk y raconta son voyage en Tunisie en été 1959 et montra des diapositives. À Utrecht, naquit un comité Actie Algerije (Action Algérie), une initiative de M. van Hinte-Prins, secrétaire du PSP section Utrecht, qui préférait organiser l’aide humanitaire en dehors du cadre strict du parti pacifiste-socialiste. En septembre 1960, la Suissesse Idy Hegnauer, qui avait déjà travaillé pendant la guerre civile espagnole pour le Service civil international dans le projet Ayuda Suiza a los niños de España, anima une soirée d’information avec des diapositives sur les réfugiés algériens en Tunisie, ce qui « émut beaucoup » l’audience.
À part les actions d’aide humanitaire, certains milieux étudiants commençaient à s’engager sur la guerre d’Algérie, ce qui, dans un monde étudiant encore largement dominé par des corporations traditionalistes, n’était pas courant. En province, à l’université catholique de Nimègue, que sa tradition confessionnelle et culturelle orientait vers la France, l’attention fut assez tôt portée sur le conflit franco-algérien. En mai 1958, la revue universitaire Nijmeegs Universiteits Blad (NUB ) entama une série d’articles sur l’Algérie avec les contributions d’un officier, d’un étudiant français et d’un étudiant algérien. L’idée de la rédaction était de présenter le conflit sous plusieurs angles d’approches. L’officier français fut le parachutiste Jean-Yves Alquier, qui avait publié son journal de marche en 1957 sous le titre Nous avons pacifié Tazalt. Mais après la publication de son article, la série ne continua pas. Officiellement, l’étudiant algérien avait disparu.
Il fallut attendre deux ans avant que le NUB ne consacre une édition spéciale à l’Algérie – fait extraordinaire, puisque l’hebdomadaire réalisait rarement ce genre de numéros. Le contenu portait sur les intellectuels français (avec comme figure de proue, Jean-Paul Sartre), le procès Jeanson et le manifeste des 121. Ton Regtien, membre du comité rédacteur très actif et engagé, écrivit un article intitulé en français « La louche France » :
« L’Algérie qui est présentée dans la presse néerlandaise observatrice, et parfois sénile, n’a rien à voir avec l’Algérie des pamphlets et périodiques clandestins qui paraissent en France. Les déclarations choquantes et les photos clandestines qui sont publiées régulièrement dans celles-ci sont plus précieuses que les grands discours philosophiques farfelus de l’étudiant néerlandais moyen. Étant donné l’étendue du sadisme français en Algérie et la faiblesse de la situation de de Gaulle, ces photos et déclarations témoignent de la valeur créatrice du chaos. C’est dans ce chaos qu’il doit être possible de faire à nouveau respecter les droits de l’Homme les plus fondamentaux. »
En se référant aux articles 1 et 5 de la déclaration universelle des droits de l’Homme, Regtien rejetait la torture. Il terminait son article en soulignant l’intérêt de la solidarité internationale :
« La torture en Algérie est un flagrant délit de non-respect des droits de l’Homme et, du fait de sa persistance, elle n’est pas simplement une affaire française. Le manifeste des 121 doit être signé par beaucoup de centres de recherches scientifiques non français, car seules une grande mobilisation de l’opinion publique à l’étranger et une déclaration de solidarité générale pourront soutenir effectivement les intellectuels français. »
Regtien plaidait en outre pour le droit à l’autodétermination de l’Algérie et se distanciait du nationalisme fermé de la France. Selon l’un des rédacteurs, cette édition spéciale fut un grand succès et l’édition se vendit comme des petits pains.
À Amsterdam, la revue étudiante la plus réputée, Propria Cures, ouvrit ses pages aux comités d’action contre la guerre, tout comme elle avait ouvert ses colonnes aux adversaires néerlandais de Franco en 1938. Ainsi fut publié un article sur un camp de réfugiés sous le titre sarcastique « Idylle » et la rédaction publia en octobre 1960 le manifeste des 121. Pour sa part, la petite association étudiante Olofspoort, de tendance alternative et progressiste, envoya en 1961 une lettre de protestation à l’ambassadeur de France aux Pays-Bas. Mais dans la capitale ce fut notamment l’association des étudiants démocrates-socialistes Politeia qui s’engagea. Comme ses dirigeants flirtaient avec les idées trotskistes, l’organisation était entrée en dissidence avec le parti social-démocrate (PvdA). Lorsque, en 1958, deux représentants du FLN furent invités pour un débat, le gouvernement néerlandais l’interdit. Politeia contourna l’interdiction en enregistrant le discours des Algériens qu’elle diffusa ensuite devant une salle comble. En collaboration avec Olofspoort, Politeia organisa, en novembre 1959, une exposition sur la guerre intitulée Het Zesde Oorlogsjaar (l’an six de la guerre). Le but était de montrer des photos, documents et films. En guise d’introduction, Jean Schalekamp prononça quelques paroles. Dans le cadre de cette exposition, une table ronde fut organisée avec la participation de l’un des fondateurs du PSP, le docteur Oene Noordenbos, ainsi que maître Max van der Stoel (secrétaire international du PvdA) et le trotskiste Wout Tieleman. De manière indirecte, cette exposition conduisit à la création du premier comité d’information et d’action sur l’Algérie : Actie Informatie Algerije, AIA (action information Algérie).
Le comité d’action et d’information, 1959-1961
L’AIA opérait hors de toute structure existante et se manifestait parallèlement à l’inquiétude grandissante dans le monde étudiant et à l’institutionnalisation croissante de l’aide matérielle. Le comité vit le jour à la suite de la rencontre de deux personnes lors de l’exposition de Politeia : Piet van der Zeijden, né en 1919, et Sietse Bosgra, appartenant à une génération plus jeune puisqu’il était né en 1935. Van der Zeijden n’avait rien d’un militant politique, son engagement s’expliquait par des raisons éthiques. Issu d’une famille catholique, il avait poursuivi pendant quelque temps sa vocation de prêtre et envisagé de faire une formation de séminariste en France. Sa faible santé, de nombreuses hospitalisations au sanatorium, et la guerre (il passa quelque temps à Berlin dans le cadre de l’Arbeitseinsatz, le STO) mirent un terme à cette vocation religieuse. Après la Libération, Van der Zeijden travailla quelques années chez l’éditeur Het Spectrum et fut correcteur auprès du quotidien catholique de Volkskrant, avant de s’inscrire en 1950 à l’université d’Amsterdam pour étudier le français. En 1956, il partit pour une année d’études approfondies à l’université de Rennes, mais tomba malade et fut transféré au sanatorium étudiant de Bouffémont, au nord de Paris. Van der Zeijden y rencontra des étudiants algériens et fut sensibilisé à la cause algérienne. De retour aux Pays-Bas, il termina ses études en 1959 et commença à enseigner le français au lycée Nicolas à Amsterdam.
Si Van der Zeijden s’engageait pour des raisons morales plutôt que politiques, Bosgra, pour sa part, présente plutôt le profil classique d’un militant de gauche. Né dans une famille conservatrice, dans le nord du pays, à Groningue, il se souvenait qu’enfant, il avait ramassé des notes jetées des trains par les juifs transportés à Westerbork, le Drancy néerlandais. Après la guerre il s’installa à Amsterdam pour faire des études de physique. Parallèlement à son travail de thèse, il entamait un parcours de militant pour le PSP et Politeia. Avec sa fiancée To van Albada – dont la tante avait cofondé le PSP –, Bosgra réalisa un reportage au Maroc sur la vie quotidienne dans les camps de réfugiés algériens. Leurs articles furent publiés dans le journal progressiste et social-démocrate Het Vrije Volk (le peuple libre). À l’époque, avec le quotidien de la droite-populaire, De Telegraaf, ce journal était le plus grand journal des Pays-Bas. Bosgra écrivait ainsi des articles sur la guerre et le FLN pour Bevrijding (libération), l’organe du PSP qui, en décembre 1959, sortit un numéro spécial sur la guerre.
L’AIA animé par Van der Zeijden et Bosgra était plutôt un réseau qu’une organisation et rassemblait une poignée de gens de tous bords. Deux autres personnalités traduisent, à elles seules, deux autres sensibilités politiques divergentes : Fons Hermans et Wout Tieleman. Fons Hermans, catholique et social-démocrate (membre du PvdA) né en 1914, frère aîné d’un célèbre comédien, avait flirté, dans les années 1930, avec l’organisation fasciste Zwart Front (front noir). En 1937, Hermans s’installa à Paris dans le but d’étudier la philosophie à l’Institut catholique. À la veille de la guerre, il était rentré aux Pays-Bas et, pendant l’occupation, s’était engagé dans la résistance. Après 1945, Hermans fit une carrière de journaliste pour la presse catholique et socialiste. Parmi ses sources d’inspiration, comptent les différents courants catholiques français de gauche, parmi lesquels figurent le réseau autour de Témoignage chrétien et la Mission de France. Avec Hermans, l’AIA disposait d’un lien direct avec Vrij Nederland (Pays-Bas libres), hebdomadaire de gauche issu de la résistance, auprès duquel il travaillait comme rédacteur.
Quant à Wout Tieleman, il était agent comptable chez l’éditeur Swets & Zeitlinger mais, comme militant trotskiste, il pratiquait l’entrisme au parti social-démocrate PvdA qui représentait la plus grande force politique de gauche. Pour l’AIA, Tieleman – qui était marié à une Française – entretenait des rapports étroits avec des militants d’extrême gauche français. Il était membre du comité rédacteur de la revue Socialistisch Perspectief (perspectives socialistes) qui s’interrogeait sur une réinterprétation de l’idéologie marxiste au sein du parti social-démocrate. À travers Van der Zeijden, Bosgra, Hermans et Tieleman, on voit combien plusieurs sensibilités idéologiques étaient représentées dans le comité d’information et d’action : du pacifisme troisième voie (le PSP) au socialisme révolutionnaire trotskiste en passant par le catholicisme de gauche et l’aile progressiste de la social-démocratie.
Dès avril 1958, lors d’un meeting du Sociaal-Democratisch Centrum (le centre social-démocrate), lié au PvdA, Tieleman avait fait une conférence sur la guerre d’Algérie. Pour Tieleman, cette guerre était le dernier spasme de l’impérialisme français. Il considérait que les Pays-Bas étaient complices de ce conflit, puisque la guerre était menée avec des armes de l’OTAN. Tieleman critiquait sévèrement le PvdA qui refusait de protester auprès de la SFIO de Guy Mollet, parti socialiste frère. Cette conférence est exemplaire des discours tenus sur la guerre d’Algérie par les différents courants pacifiques et gauchistes néerlandais.
Le but du réseau de l’AIA était double : un travail d’information et un travail d’action. D’abord, l’AIA agissait sur l’opinion publique, à travers les médias en général et la presse social-démocrate en particulier. Le comité voulait montrer au public néerlandais que la guerre ne pouvait pas se résumer aux attentats perpétrés par des insurgés algériens (désignés comme « terroristes »), mais qu’il s’agissait d’une véritable guerre coloniale dans laquelle l’armée française avait systématiquement recours à la torture. Le comité jugeait que les renseignements fournis par les médias étaient insuffisants et incomplets. Ils manquaient d’objectivité, étaient présentés de façon simpliste ou basés sur des jugements partiaux, trompeurs ou mensongers. Ainsi, quand fin 1959, la rédaction de Het Vrije Volk prit ses distances, dans un article, sur des massacres perpétrés par l’armée française, l’AIA accusa le journal « de se laisser mener par les gérants de la grandeur maniaque française». Le comité prit aussi ses distances avec le silence qui dominait la politique néerlandaise. Dans une circulaire datant de la fin de 1960, l’AIA estimait que les Pays-Bas, alliés de la France dans l’OTAN, étaient « coresponsables » de la guerre et que la guerre menaçait « la paix et la liberté », non seulement en France, mais également en Europe. « Militairement, économiquement et moralement » les Néerlandais, eux aussi, étaient menacés.
L’AIA s’informait par la presse française, notamment Le Monde, Témoignage chrétien, France-Observateur et Les Temps modernes, mais également par des publications du FLN comme El Moudjahid. Elle souhaitait corriger la ligne générale des informations sur la guerre. En réalité, il s’avérait difficile de voir clair à travers les écrans de fumée de la propagande de chacun des camps. Rétrospectivement, Han Meyer a constaté une certaine naïveté au sein de l’AIA : l’idée dominait que la guerre de libération du peuple algérien portait en son sein les germes d’une révolution sociale et d’un renouveau démocratique, non raciste et non religieux. Et si le comité agissait contre les crimes français, le conflit interalgérien ou les brutalités commises du côté algérien le consternaient peut-être mais, en général, ces aspects de la guerre lui échappaient largement.
Le petit comité collectait des dons pour diffuser des brochures. La première, Vier Franse officieren spreken, était la traduction d’un article paru dans Témoignage chrétien le 18 décembre 1959. Cette publication fut diffusée en février 1960, comme supplément de Vredesactie, le mensuel radical-pacifiste. Même si cette première brochure connut une bonne réception dans les milieux pacifistes et militants, l’AIA se plaignit du faible intérêt de la presse. Quelques mois plus tard, en avril-mai, une deuxième brochure intitulée De Vermisten. Nacht en nevel in Algerije fut composée à partir de fragments tirés du livre Les Disparus : le cahier vert, par lequel maîtres Jacques Vergès, Michel Zavrian et Maurice Courrège, avocats au barreau de Paris, avaient rendu publique une liste de 175 cas de « disparitions » d’Algériens musulmans. L’AIA envoya 2 000 brochures gratuitement à des personnalités néerlandaises.
L’idée naquit de structurer ce genre de textes et d’aboutir à un livre sur l’histoire de l’Algérie et du conflit franco-algérien. En même temps, le comité commença à rassembler photos et documentation dans le but d’organiser une exposition. Dans les premiers mois de 1960 également, un dépliant fut diffusé, contenant une large bibliographie sur l’histoire algérienne. Y figuraient des publications variées, de Gabriel Esquer, Histoire de l’Algérie, à Colette et Francis Jeanson, L’Algérie hors la loi, en passant par Bertrand Schneider, La Ve République et l’Algérie, Alain Savary, Nationalisme algérien et grandeur française et des œuvres portant sur la guerre. En somme, une liste très représentative de l’opposition multiforme à la guerre. Le comité diffusa également une brochure avec les textes du disque Italia Canta (chants de la révolution algérienne) et un dépliant indiquant les livres saisis en France. En outre, l’AIA envoya des lettres d’opinion aux journaux et incita la presse étudiante à sortir des numéros spéciaux.
Sur le plan de « l’action », l’AIA s’engagea en juin 1960 dans une affaire qui avait éclaté dans la presse internationale : l’affaire Djamila Boupacha. Il s’agissait d’une jeune Algérienne torturée par des parachutistes français. L’AIA répercuta l’appel du comité de soutien français à envoyer des lettres et des télégrammes de protestation au président de Gaulle. Un article sur cette affaire, paru dans le Algemeen Handelsblad, le 2 juin 1960, fut copié et envoyé aux personnes qui soutenaient les activités des Néerlandais.
Autre tentative de la part de l’AIA de stimuler activement l’opinion publique : l’organisation de soirées d’information. Dans un effort pour mobiliser ses collègues professeurs de langue française, Van der Zeijden les invitait à assister à ces soirées avec tables rondes. Le 31 octobre 1960 un débat intitulé « Zes jaar oorlog in Algerije » (six ans de guerre en Algérie) eut lieu dans la salle de conférence de l’hôtel Krasnapolsky, à Amsterdam. Y participaient plusieurs personnalités, parmi lesquelles figuraient le pasteur Kleijs H. Kroon (1904-1983), le journaliste de Vrij Nederland et figure de proue de la Résistance Henk M. van Randwijk (1909-1966) ainsi que, pour l’AIA, Fons Hermans et Wout Tieleman. En coopération avec le comité algérien d’Utrecht, une deuxième soirée d’information fut organisée à Utrecht le 25 novembre 1960. Parallèlement, toujours avec le comité d’Utrecht qui en lança l’initiative, l’AIA adressait une pétition au gouvernement néerlandais pour soutenir le projet d’un référendum en Algérie sous contrôle des Nations unies. Parmi les signataires figuraient des personnalités intellectuelles telles que professeurs d’universités, anciens résistants, juristes, ethnologues et médecins confondus. Le 29 novembre 1960, quelque 8 000 signatures furent remises au Premier ministre Jan de Quay.
Il est difficile de mesurer la portée exacte du travail d’information et d’action de l’AIA. Il stimulait aussi bien que reflétait l’intérêt grandissant pour ce qui se passait en Afrique du Nord. Ainsi furent publiées plusieurs traductions de textes français portant sur le conflit : en 1960, l’éditeur Paris, à Amsterdam, sortit Le Front de Robert Davezies et le livre de Hafid Keramane, La Pacification. En 1961, l’éditeur Het Wereldvenster publia le livre de Jules Roy La Guerre d’Algérie. Pour stimuler la vente de ces sorties, l’AIA faisait un effort considérable de publicité. Il en était de même pour le premier livre néerlandais, Algerije (l’Algérie) de la main de Fons Hermans, qui sortit en novembre 1960. Algerije était aussi bien une histoire de la colonisation algérienne, qu’un compte rendu de la guerre menée depuis 1954, mais aussi un recueil de documents traduisant les différents points de vue. Pour Hermans, la résistance à la guerre coloniale s’inspirait des mêmes principes que la résistance à l’occupation allemande. Hermans poussait loin ce genre de comparaison : il comparait la souffrance du peuple algérien à celle des Néerlandais sous l’occupation allemande. Dans ce livre bien documenté, l’auteur s’en prenait également à la presse néerlandaise qui, à quelques exceptions près, se voyait accusée de « se nicher dans l’ombre du ministère néerlandais des Affaires étrangères qui, dans une entente fraternelle avec l’ambassade de France, s’appliqu[ait] à soutenir le colonialisme français en raison des “intérêts néerlandais”».
Le travail d’information et d’action de l’AIA respectait toujours la légalité et les cadres juridiques. Si des personnes liées au comité semblent avoir aidé clandestinement des déserteurs français et franco-algériens, ce fut uniquement de manière individuelle. Cependant, quelques individus du réseau trotskiste néerlandais appartenant à la IVe Internationale étaient, de façon durable et structurée, liés à la lutte clandestine pour l’indépendance nationale algérienne.
Soutien clandestin au FLN
À côté de l’aide humanitaire et du travail de propagande et d’action de l’AIA, une troisième forme d’engagement peut être discernée dans la dernière phase de la guerre : le soutien actif au FLN à travers des structures clandestines, notamment la ramification néerlandaise du parti internationaliste trotskiste.
Bien que minoritaires, les courants trotskistes furent très engagés dans l’aide aux Algériens, sensibles qu’ils étaient depuis longtemps aux questions coloniales. Pour ces internationalistes, la révolution coloniale fut l’une des ultimes opportunités pour réaliser une révolution socialiste dans les pays occidentaux. L’un des dirigeants de la branche du Parti communiste international (PCI) de la IVe Internationale, était l’ingénieur grec Michel Raptis qui vivait depuis longtemps en France. Ces militants éditaient le bulletin du FLN, Résistance algérienne, et étaient engagés dans la lutte clandestine. Selon Hervé Hamon et Patrick Rotman, Raptis joua tout au long de la guerre d’Algérie un rôle non négligeable dans le soutien au FLN : « Dès le déclenchement de l’insurrection, nous avons approuvé la lutte armée, témoigna celui-ci. Mais il n’était pas suffisant d’avoir une attitude correcte et d’apporter un appui politique. Il fallait s’engager totalement».
La section néerlandaise de la IVe internationale, pour sa part, comprenait 20 à 30 personnes tout au plus, dont les plus jeunes dirigeaient Politeia, et dont l’un des anciens militants et figure de proue fut Salomon (Sal) Santen. Sténographe auprès du journal social-démocrate Het Vrije Volk, Santen, dans sa vie clandestine, participait activement au mouvement révolutionnaire néerlandais, et ce depuis l’entre-deux-guerres. Après 1945, il fut recruté par la IVe Internationale et, dans la deuxième moitié des années 1950, fut nommé responsable du secrétariat international. Santen dirigeait la revue hollandaise de la IVe Internationale, De Internationale, et était l’éditeur responsable du bulletin d’information du secrétariat de la IVe Internationale en langue anglaise, The Internationalist.
Avec les événements de mai 1958, Raptis préféra s’installer à Amsterdam. Aux yeux des trotskistes, les Pays-Bas étaient bel et bien un pays perdu pour la Révolution, mais tout de même un lieu sûr pour coordonner leurs activités clandestines. Avec sa femme, Raptis habitait un étage dans la maison du trotskiste amstellodamois, Michel Ferares. Leurs projets et travaux clandestins se soldèrent par l’arrestation, à Amsterdam en juin 1960, parmi d’autres personnes, de Santen et de Raptis. Cette affaire aboutit, en juin 1961 au fameux procès Raptis-Santen. Les deux dirigeants trotskistes furent inculpés de trois chefs d’accusation précis : le soutien à la fabrication d’armes pour le FLN au Maroc, la falsification de cartes d’identité, et le montage et l’organisation d’une infrastructure permettant d’imprimer de la fausse monnaie pour le compte du FLN. Sans nier ni exagérer la portée de l’engagement du courant trotskiste dans le cadre global des efforts néerlandais pour la cause algérienne, l’affaire Raptis-Santen compte parmi ses moments les plus spectaculaires : large couverture de presse, manifestations de rue de quelques dizaines de personnes à Amsterdam pendant le procès (les premières – et dernières – de ce genre sur le thème de l’Algérie aux Pays-Bas) et mobilisation de personnalités à travers un comité de soutien franco-néerlandais.
Les autorités néerlandaises souhaitèrent le plus de discrétion possible dans cette affaire. Maître George J. P. Cammelbeeck, personnalité et sénateur du PvdA, se chargea de la défense politique de Santen et de Raptis. Cammelbeeck essayait de souligner le caractère politique du procès, tout en établissant des comparaisons avec la résistance néerlandaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Le dernier jour du procès, Cammelbeeck, termina son plaidoyer avec les mots suivants : « Quelle aurait été la réaction aux Pays-Bas si, pendant la guerre, un Néerlandais ou un étranger, avait commis des actes illégitimes dans le but de soutenir la résistance néerlandaise et que ces actes avaient été suivis d’une condamnation à une peine sévère ?» Le juge ignora cette tentative de politisation et se focalisa sur les activités illégales du réseau Raptis-Santen.
En France aussi bien qu’aux Pays-Bas, des comités de soutien furent mis sur place. Le Comité de soutien français, constitué en novembre 1960, fut présidé par Laurent Schwartz. De son côté, le Comité de soutien néerlandais comprenait des personnalités tels que le pasteur et député du PSP Nico van der Veen, l’historien marxiste Fritz de Jong ou bien l’ethnologue Pieter Meertens. Dans le dossier que ces comités constituèrent pour la défense des accusés il était stipulé : « Au moment où cette lutte a gagné l’appui de l’opinion publique internationale […] où, en France, la phase des négociations s’est ouverte, peut-on tolérer qu’en Hollande, la répression continue à frapper les partisans de cette juste cause, mettant ainsi ceux qui s’acharnent contre ces militants dans le camp de ceux qui n’ont plus pour arme que les crimes révoltants de la Main rouge ? Pour que Michel Raptis (Pablo) et Sal Santen soient enfin libérés, il faut que s’accentue la campagne internationale pour leur défense et leur libération ; que de partout parviennent au procès, avant et pendant celui-ci les témoignages pour leur acquittement ; que de partout les dons de solidarité soient envoyés aux comités de soutien formés en France et en Hollande pour payer les frais du procès et soutenir les militants emprisonnés et leurs familles».
Des personnalités telles que Laurent Schwartz, Claude Bourdet et Michel Leiris ainsi que Isaac Deutscher se déplacèrent à Amsterdam pour exprimer l’estime qu’ils portaient aux inculpés.
Le comité de soutien néerlandais envoya des lettres adressées au ministre de la Justice néerlandaise, Albert Beerman (CHU), et lança un appel de soutien qui fut signé par plus de mille personnes. Individus, étudiants, journalistes et intellectuels, ainsi que des réseaux comme Politeia ou le groupe Action Information Algérie étaient mobilisés. Le 13 décembre 1960, une centaine de personnes, parmi lesquels beaucoup de jeunes, manifestèrent devant le consulat de France à Amsterdam avec des banderoles « Stop moord in Algerije » (arrêtez le meurtre en Algérie). La police dispersa les manifestants, dont quelques-uns furent arrêtés. Pendant le procès, en juin 1961, un sit down fut organisé dans le centre d’Amsterdam – c’était la première fois que le public et la police amstellodamois étaient confrontés à ce type de manifestation. La presse nationale, avec les journaux Het Parool et Algemeen Handelsblad, s’interrogea amplement sur le procès, tandis que l’hebdomadaire de gauche Vrij Nederland poussa le plus loin sa critique du procès et de la politique du gouvernement, à travers des articles de Fons Hermans. Fin juin, Santen et Raptis furent acquittés de deux des trois chefs d’accusation (l’organisation de la fabrication d’armes au Maroc et la falsification des cartes d’identité), mais furent condamnés à 15 mois de prison pour le troisième chef d’accusation : l’organisation de la fabrication de fausse monnaie. Comme les deux trotskistes avaient été maintenus en détention provisoire pendant plus d’un an, ils sortirent de prison en septembre 1961.
La nébuleuse de comités qui se manifesta à la fin des années 1950 sur le thème de la guerre d’Algérie, tout comme cela fut le cas en France, annonça le mode de fonctionnement et d’intervention du mouvement social des années 1960. Les comités renouèrent avec la tradition des comités internationaux et pacifistes de l’entre-deux-guerres et de la Résistance, de par leur rhétorique et leur travail clandestin. Leur engagement était très marqué par la résistance à l’hitlérisme. Les anciens militants, qui avaient fait l’expérience des années noires de l’occupation, familiarisèrent les jeunes militants issus des cohortes nées juste avant et pendant la guerre avec leur répertoire d’action : la mise sur pied de réseaux indépendants et le travail de propagande. Un transfert discursif s’opéra de l’antifascisme à l’anticolonialisme. Les jeunes militants découvrirent les conséquences humaines du colonialisme et du racisme sur le continent africain en général et en Algérie en particulier. C’est ainsi qu’au seuil des « années 68 », expériences militantes, discours idéologiques et répertoires d’actions furent transmis d’une génération à une autre au sein des courants pacifistes et d’extrême gauche, non seulement en France, mais également aux Pays-Bas. De fait, pour bon nombre d’étudiants, la guerre d’Algérie fut le premier signe qu’il était nécessaire de s’engager. Le parcours de Ton Regtien en témoigne de manière exemplaire puisque, en 1963, il fut à la base du syndicalisme étudiant aux Pays-Bas.
Nicolas Pas